Vol 1 - La singularité dans les systèmes complexes naturels et artificiels

Éditeurs : Dominique Badariotti, Pierre Beust, Roger Cozien, Serge Mauger et Jean-Pierre Muller

Ce numéro est composé d'articles sélectionnés à partir des présentations et des travaux scientifiques réalisés dans le cadre des Journées de Rochebrune 2015. Ces journées ont reçu le soutien de l'Agence Nationale de la Recherche, du Réseau national pour les Systèmes Complexes et d'Hologram Industries.

 

La notion de singularité est une notion étrange, typiquement « border-line », qui questionne la science, et notamment les sciences de la complexité, mais interroge aussi bien au-delà de cette sphère.

Elle désigne en effet ce qui est particulier, original, unique, étonnant, ce qui se démarque nettement, et qui du coup peut être objet d’attention pour tout être de raison, du fait de l’étonnement et de la curiosité qu’elle suscite spontanément. Irréductibles par excellence, la singularité et le singulier ne semblent pouvoir être appréhendés que dans un cadre idiographique, voire descriptif, qui s’oppose au projet nomothétique et explicatif, schèmes dominants  de tout projet scientifique moderne. Et de fait, la singularité, du fait de son unicité, échappe à l’expérience dans un premier temps, celle-ci nécessitant un minimum de  répétitivité pour se construire.

Et pourtant, la singularité est très certainement à l’origine de maintes découvertes, intervenues à partir de l’observation de faits qui semblaient singuliers, et sur lesquels des esprits curieux et logiques se sont penchés, à l’instar des princes de Sérendip, pour en inférer raisonnements, explications et concepts génériques. En ce sens, la singularité représente une nouveauté qui, lorsqu’elle est interprétée comme un élément signifiant, peut susciter un questionnement scientifique empirique et inductif.

Mais la singularité renvoie aussi au curieux, au bizarre, à l’étrange, voire à l’inquiétante étrangeté, et finalement au monstrueux. Angoisse et fascination peuvent facilement être ressentis face à la singularité monstrueuse, ce qui peut être à la fois un frein puissant mais aussi une motivation haletante pour appréhender ces phénomènes, que leur origine soit contingente ou émergente. Ainsi, c’est en étudiant des objets mathématiques jugés « monstrueux » par les mathématiciens (il s’agissait d’objets complexes récursivement définis comme les éponges de Menger, la courbe ou le flocon  de Von Koch, l’ensemble de Cantor, le tapis de Sierpinski, la courbe de Peano) que Mandelbrot a « inventé » les fractales. Ainsi la Teratologie, avec son cortège de monstres tour à tour grotesques, terrifiants, repoussants ou touchants, est un des horizons de la singularité, et nous interroge.

Enfin la singularité est porteuse de différence, de positionnements en rupture, de nouveaux questionnements voire de subversion ou de folie. "La singularité est dangereuse en tout" disait Fénelon, car elle peut ouvrir des portes dont nul ne sait exactement où elles mènent. Il était totalement singulier pour Cristoforo Columbo de vouloir traverser une mer océanique qu’on pensait – en ignorant la science grecque-, plate et peuplée de démons, pour rejoindre par l’Ouest ce qui était à l’Est. C’est cette motivation qui a poussé Peter Diamandis et  Ray Kurzweil (financés par la Nasa et Google) à fonder  en 2009 « Singularity University », dans la Silicon Valley, dont l’objet est au fond de préparer les esprits au passage à la « transhumanité », c’est à dire à une humanité où esprits et technologies seront intimement liés dans une nouvelle symbiose qui bouleversera le monde et l’humanité telle que nous la connaissons.

"Plus l'univers se standardise, plus la singularité m'intéresse" écrivait Claude Sautet, mobilisant la singularité en bouclier face à la prolétarisation qui touche nos sociétés modernes, et assujettit les personnes. En même temps, la Nasa et Google travaillent à partir du même concept à déconstruire l’homme biologique pour construire une nouvelle humanité, bio-technologique. Il y a donc bien quelque chose de vital et d’essentiel qui s’exprime à travers la singularité, mais aussi de terrifiant, lorsqu’on l’associe à la perspective de la transhumanité, ce qui fait du concept de singularité un concept fondamentalement dialogique. Nous sommes donc d’évidence devant une question fondamentale pour la science, mais aussi pour la société, voire l’humanité. La singularité méritait vraiment qu’on lui consacre une semaine à Rochebrune.

L’objectif de ce numéro est avant tout de mettre en perspective un panel de contributions sur la singularité ou sur des singuliers, au travers des multiples disciplines constitutives de la complexité :

  • D’un point de vue transversal, le concept de singularité pose diverses questions. Nouveauté et singularité : quel est le statut de la singularité entre heuristique et incertitude ? Quel a été son rôle dans les changements de paradigme ? La singularité est-elle toujours un élément signifiant ? Ne  peut être singulier que ce qui est repérable, ce qui dessine implicitement une limite au-delà du point d’identification : la science a-t-elle accès à cet au-delà ?  Et comment l’appréhender ?

  • En urbanisme, chaque ville semble avoir un caractère propre qui lui est singulier. Comment ce caractère émerge-il ? Est il une composante nécessaire  du caractère urbain d’un peuplement ?

  • En géographie, la singularité renvoie d’une part à l’idée d’une irréductible unicité de chaque lieu à la surface de la terre – « la beauté de ce qu’on ve verra jamais deux fois » disait Pierre Birot-,  et d’autre part à la possibilité de concevoir cette unicité comme une réalisation parmi des trajectoires possibles dans une évolution faite de dynamiques complexes, parcourant des « singularités » au sens mathématique qu’en  donnait Poincaré dès 1881, soit des cols, fonds ou sommets dans un « système topographique » en courbes de niveau appelé depuis « paysage de Poincaré ».

  • En physique, une singularité gravitationnelle est un point spécial de l'espace-temps au voisinage duquel certaines quantités décrivant le champ gravitationnel deviennent infinies.

  • En informatique : quelle est la place de la singularité dans les algorithmes et processus au sein des machines ? La condition d’arrêt d’un processus récursif est-elle un exemple explicite de singularité ? La phase d’apprentissage d’un système est-elle une singularité ? De même le point de convergence d’un algorithme ou d’un réseau connexionniste constitue-t-elle une singularité quand bien même elle est prévisible ? Et que dire de l’identité numérique des utilisateurs sur les réseaux sociaux, est-ce une singularité dans un point de vue centré-utilisateur ou bien est-ce une donnée (ou un agrégat de données) comme une autre ?

  • En philosophie, le singulier renvoie à l’idiot, qui est un personnage fictif ou semi-fictif nécessaire à la création de concepts. Le singulier comme passeur d’idée …

  • En mathématiques, une singularité est un point où un objet mathématique n'est pas bien défini : par exemple, une valeur où une fonction d'une variable réelle devient infinie ou encore un point où une courbe a plusieurs tangentes.

  • En futurologie, la singularité technologique est un point hypothétique de l'évolution technologique (Singularity university).

  • En anthropologie, que nous dit le singulier sur le commun, le standard, l’usuel ?

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